La semaine dernière, la remise d'un rapport au ministre de l'écologie avait attiré notre attention.
Le journal l'Humanité a eu la bonne idée de publier plusieurs contributions sur le thème du coût de la biodiversité. Pas de raison pour se priver d'une publication supplémentaire tant le débat nous apparaît important. C'est un peu long, certes. Mais comment passer à côté de reflexions croisées ?
l’Humanité des débats DU 16 MAI 2009
« Évaluer les services de la biodiversité »
Par Bernard Chevassus-au-Louis, biologiste, ancien directeur du Muséum d’histoire naturelle, coordinateur du rapport intitulé l’Approche économique de la biodiversité.
La nature a-t-elle un prix ?
Le groupe de travail que vous avez dirigé propose d’établir un référentiel économique afin d’évaluer monétairement les services rendus par la biodiversité. C’est un outil nouveau. Dans quelle mesure était-ce un outil nécessaire ?
Bernard Chevassus-au-Louis. Depuis le milieu du XIXe siècle, un certain nombre d’arguments ont été mobilisés pour défendre la nature. Esthétiques, philosophiques, culturels, éthiques… Il en existe déjà toute une batterie. Mais s’ils font mouche sur des espaces ou des espèces déjà remarqués par la société, ils s’avèrent insuffisants pour défendre cette part plus ordinaire de la nature que constituent les lombrics, les pissenlits ou encore les bactéries du sol. Jusqu’ici, non seulement cette nature-là n’avait pas de prix, mais elle avait une valeur négative. Lorsqu’il s’agissait de trancher entre une zone urbanisée, une terre agricole ou une prairie en friche pour faire passer une autoroute, on retenait systématiquement la troisième option. Or elle nous rend des services, cette nature. Autrement dit, si elle n’a pas de prix, sa perte aura un coût. Notre questionnement a donc été de savoir si des arguments économiques pouvaient aider à la défendre.
Comment avez-vous opéré ?
Bernard Chevassus-au-Louis. Pour comparer différents éléments de bien-être, il faut disposer d’une même unité de mesure. Par exemple, avant de décider de construire une autoroute, on met en balance ses avantages : gain de temps, confort, réduction des accidents de la route, avec ses impacts environnementaux : production de CO2 ou perte de biodiversité. Sans unité commune, difficile d’établir un bilan. En revanche, transformer ces éléments en euros ou en dollars permet d’y parvenir. C’est donc ce que nous avons fait.
Il n’était pas question d’évaluer chaque espèce une à une. La science écologique n’aurait pas pu s’en débrouiller. En outre, ce ne sont pas les entités qui comptent, mais ce qu’elles réalisent ensemble. Si, pour juger de la qualité d’un orchestre, vous écoutiez chaque instrument isolément, vous n’auriez aucune idée de la qualité de la symphonie. Nous avons donc considéré la biodiversité ordinaire comme une boîte noire et décidé d’évaluer non pas ce qu’il y a dedans, mais les services qui en sortent, aujourd’hui et en France. Cette évaluation n’est pas définitive. Elle évoluera en même temps que nos attentes vis-à-vis des écosystèmes.
Mettre un prix à la biodiversité introduit la possibilité de l’échanger, donc de la « marchandiser ». Quels garde-fous proposez-vous ?
Bernard Chevassus-au-Louis. Accepter de mettre une valeur signifie que l’on accepte de comparer. Mais accepter de comparer ne veut pas dire accepter de vendre. Une fois la décision prise de mordre sur un écosystème, la question reste posée de savoir comment traiter l’impact de cette décision sur la biodiversité.
Notre rapport préconise une compensation en nature plutôt qu’en argent. En effet, s’il n’est plus possible de continuer à diminuer notre capital écologique global, il faut remplacer celui que l’on perd et non l’échanger contre d’autres éléments de bien-être. Où ? La proximité immédiate de la zone défrichée n’est pas forcément le meilleur choix, d’autant que les aménageurs ne savent pas toujours s’y prendre. A contrario, créer un troc international visant à compenser un impact sur les Landes par un morceau de massif corallien en Australie n’est pas souhaitable. D’abord, nous ne saurions pas faire. Ensuite, contrairement au gaz carbonique, la biodiversité n’est pas globale. Si les sols s’épuisent à un endroit donné, les effets seront d’abord locaux. L’échelle régionale nous paraît donc raisonnable, quand bien même des échanges internationaux ne sont pas exclus, par exemple dans le cas des grands fleuves européens.
Entretien réalisé par Marie-Noëlle Bertrand
« Tout ce qui est vivant ne peut être tarifé »
Par Dominique Bourg, philosophe, directeur de l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain, université de Lausanne.
La nature a-t-elle un prix ?
Quelle distinction faites-vous entre le prix et la valeur de la biodiversité ?
Dominique Bourg. Il faut réserver l’usage de la notion de prix à tout ce qui s’échange. La façon la plus pratique d’échanger consiste à fixer un prix. Par définition les marchandises peuvent s’échanger et se substituer par le biais d’une évaluation monétaire. Dans le cas de biens qui ne sont pas substituables ni échangeables, il faut parler de coût plutôt que de prix.
La vie d’un être humain a un coût : en termes de scolarité, de formation, de santé publique, etc., mais elle n’a pas de prix : toute vie est singulière, irremplaçable. La valeur enfin est une entité non seulement inéchangeable et insubstituable mais qui conditionne toutes les autres. Par exemple la stabilité climatique qui, dans l’histoire de lé, a rendu possibles l’éclosion et le développement des civilisations. On sait désormais que tout peut basculer : il suffit que la température moyenne du globe augmente d’un degré pour que l’Ouest américain retourne au désert ou que le monde méditerranéen sombre sous les cyclones. Avec trois degrés de réchauffement, l’Amazonie serait le nom d’une zone aride, au-delà la planète serait invivable. La stabilité climatique n’a donc pas de prix ni de coût : c’est la valeur limite qui conditionne toute construction sociale.
Une espèce végétale qui disparaît non plus n’a ni prix ni coût. Sa valeur est incommensurable…
Dominique Bourg. Une espèce vaut par sa singularité, sa disparition est irréversible et irremplaçable. Mais ce qui a encore plus de valeur c’est la diversité biologique qui donne au vivant sa faculté de résistance et d’adaptation. Il y a vingt ou trente ans, on se représentait la nature comme un simple décor de théâtre, aujourd’hui le concept de biodiversité nous fait comprendre que l’Homme appartient à un réseau d’interdépendance, sans lequel il ne peut vivre. Or cette diversité, qui est la condition de nos activités, disparaît désormais à un rythme phénoménal. Toutes dépendent des services écologiques que nous procure le vivant. Dans certains cas le progrès technique peut se substituer à un service défaillant, mais il y a des services qui ne seront jamais substituables. Il faut donc se demander si un service dégradé est substituable, mais surtout s’il y a intérêt à le laisser détruire au risque de compromettre l’existence de tous.
Mais pourquoi monétariser ce rapport à la biodiversité ? Ne risque-t-on pas ainsi de susciter une sorte de marché des droits à détruire, en perdant de vue la valeur ultime, inéchangeable qu’il s’agit de préserver ?
Dominique Bourg. La logique de compensation n’a de sens que dans des règles et des limites précises. Si on se contente de donner une compensation monétaire à chaque destruction, on ne fait pas obstacle à l’étiolement des conditions d’existence. La compensation suppose qu’on remplace le même par le même et que ce marché soit fermement encadré et limité dans son fonctionnement par l’État. Ce qu’on appelle le droit de polluer n’a de légitimité que s’il se substitue à une situation où la pollution est illimitée et n’est pas mesurée. Il ne suffit pas de fixer des quotas. Car le plus riche, le plus dépensier aura toujours la possibilité de racheter le quota du pauvre. De même, dans un monde qui dévore la biodiversité, la richesse n’est pas simplement un bien, c’est un bien associé à des maux, à des destructions de valeurs suprêmes qui conditionnent la vie de tous. Tout ce qui est vivant ne peut être tarifé. La monétarisation de la diversité biologique n’est donc souhaitable et admissible éthiquement que si elle s’accompagne de mesures d’interdiction des comportements les plus destructeurs. Une logique marchande qui porte sur des biens échangeables n’est pas en soi répréhensible, sous réserve qu’on ne l’étende pas à ce qui n’est pas échangeable.
Entretien réalisé par Lucien Degoy
« Dès lors que l’on compare, on peut échanger »
Par Franck-Dominique Vivien, économiste de l’environnement (*).
« La nature est une notion vague et pour ainsi dire attrape-tout. Je peux y inclure mon chat autant que des phénomènes non vivants (par exemple les interactions atmosphériques) ou que des écosystèmes sauvages. Le rapport sur l’approche économique de la biodiversité n’entend justement pas donner un prix à ce tout. Il s’intéresse à un objet naturel précis, à savoir les services environnementaux rendus par certains types d’écosystèmes. C’est un exercice singulier, qui n’a pas vocation à être étendu à toute problématique environnementale. Cela posé, le langage économique est à l’image des langues d’Ésope (1) : il peut être le meilleur et le pire. Le meilleur, dans la mesure où il permet de révéler un certain nombre d’enjeux de société et de pouvoir : combien ça coûte, qui paye, pour qui, pour quoi ? En ce sens, il est utile au débat public, à la démocratie et à la prise de décisions. Au reste, ce n’est pas parce que l’on met un prix sur une chose que l’on en fait une marchandise. Fixer un prix, c’est d’abord établir un coût. Cela nous permet par exemple de décider du montant des impôts, ce qui est bien du ressort des politiques publiques.
Mais ce langage peut également être le pire. Il est susceptible d’avantager les groupes d’intérêts les plus habiles à manipuler un référentiel monétaire. Or, dans notre société capitaliste, celui-ci est institué de façon à mettre en relief certains éléments et à en laisser d’autres dans l’ombre. En outre, évaluer n’est jamais neutre. Cela entraîne nécessairement la comparaison. Dès lors que l’on compare, on peut échanger. Ce n’est pas forcément terrible. Le propriétaire d’un bout de forêt ratiboisé par une autoroute sera d’autant mieux indemnisé que cette forêt et les services qu’elle rend auront été évalués. A contrario, on peut imaginer que les propriétaires de forêt demandent des subventions à hauteur des bienfaits que leur bien apporte à la société. Est-ce de la marchandisation ? Il n’y a ni mise aux enchères, ni marché de la forêt. En revanche, on peut considérer qu’il y a marchandage…
Par ailleurs, évaluer par l’argent n’est pas toujours légitime. Certaines choses peuvent revêtir une valeur monétaire, d’autres non. Jusqu’où peut-on autoriser l’outil économique et quelles limites établir ? Il n’existe pas de réponse unique. La valeur, même morale, que nous donnons à la nature n’est pas fixe dans l’espace et dans le temps. Il existe autant de rapports à la nature qu’il existe d’objets naturels, de société et d’époques. Certaines sociétés font peu de distinction entre ce qui relève de l’humain et du non-humain, où le guépard est considéré comme la figure de l’ancêtre… Qui est capable de mettre un prix sur sa grand-mère ? Autre exemple : demander à combien on estime la valeur du grizzly ne choque pas aux États-Unis. La même question soulève de l’incompréhension, si ce n’est de la réprobation en France. Mais reposez-la à propos de l’eau : elle ne choque plus, aujourd’hui, ça n’aurait pas été bien reçu il y a cinquante ans. Pour diverses raisons, notre société moderne a admis que l’eau peut être sous emprise économique. Enfin, il y a les limites techniques. Finalement, notre rapport direct à la nature passe encore peu par l’argent. Du coup, quand il s’agit de le chiffrer, il arrive que l’on ne sache pas faire autrement que de considérer ce rapport comme un marché. Afin d’estimer la valeur d’un site naturel remarquable, on va chercher à savoir combien les gens sont prêts à dépenser pour le voir : transport, séjour, droit d’entrée… Faute d’outils, nous en faisons un rapport de consommation banal. Et l’on pénètre, de fait, dans la sphère marchande. »
(*) Auteur du Développement soutenable, La Découverte, 2005.
(1) Écrivain grec à qui l’on attribue la paternité des premières fables.
Propos recueillis par Marie-Noelle Bertrand.
« C’est une révolution culturelle »
Par Gilles Benest, biologiste et responsable du réseau France Nature Environnement (*)
La nature a-t-elle un prix ?
« Mettre un prix sur un objet naturel peut-il nuire à sa valeur intrinsèque ? La même question peut se poser pour l’art. Mettre un prix sur une statue nuit-il à sa valeur artistique ? Tous les économistes disent non. Ce sont deux choses différentes qui n’ont pas de lien entre elles. Cela n’empêche pas que l’une influe sur l’autre. Une oeuvre mise sur le marché permet à son auteur de vivre. Elle peut aussi être volée ou terminer dans le bureau d’un collectionneur. D’une manière ou d’une autre, il s’agit de l’appropriation d’un bien qui devrait être public.
Les risques, pour la nature, ne sont pas similaires. On ne peut pas la cacher dans un coffre. En revanche, on peut la dégrader, en y construisant une route, une maison ou en la transformant à des fins de production. Elle peut être échangée contre un autre bien : une infrastructure, une production. Toute la question est de savoir quand il est légitime de faire, comment et à quelle hauteur compenser les pertes. Si l’on dégrade un hectare à tel endroit pour faire passer une autoroute, combien d’hectares faudra-t-il créer par ailleurs ? Quelle sera la valeur de cet hectare détruit selon qu’il abritait des espèces ordinaires ou des espèces patrimoniales ? Toute la question est là.
Car il y a une réalité : l’homme ne plane pas au-dessus de la nature. Il y exerce une pression et il faut l’accepter. L’outil économique proposé par le groupe de travail dirigé par Bernard Chevassus-au-Louis doit nous permettre de prendre en compte cette pression. Concernant l’énergie, nous disposons d’un étalon de mesure identique pour chacune des sources : le watt. Nous n’en avons pas quand il s’agit de comparer une autoroute à une prairie. L’étalon monétaire va servir d’étalon commun. C’est une révolution culturelle, dont je suis convaincu qu’elle sera efficace pour établir des mesures compensatoires. Mais ce n’est qu’un premier pas. Le rapport fixe des référentiels pour un certain nombre d’écosystèmes. Il présente des méthodes de calcul qui peuvent être reprises, développées et complétées. Nous n’en sommes qu’aux prémices, y compris sur la façon de définir la biodiversité. Finalement, c’est une notion assez virtuelle. On peut dire qu’elle est l’ensemble des animaux et des plantes. Mais comment la définir à l’échelle d’une surface de 30 m² vouée à être remplacée par une autoroute ? Ce n’est pas évident.
Le rapport est très clair là-dessus et c’est, entre autres, ce qui en fait l’un des plus intéressants du moment sur le sujet : la seule chose que l’on soit à peu près capable d’évaluer monétairement, ce sont les services rendus par la nature à la société. Or une part de la nature ne rend des services qu’à elle-même. Dans une perspective de bouleversements climatiques, donc d’évolution de la biodiversité, il convient de pas la négliger. L’outil économique est donc intéressant. À condition qu’il ne soit pas détourné de sa vocation. Notre époque a tendance à croire que tout mettre sur le marché peut être efficace. Il est évident que c’est faux. Il y a trois ans, nous avons créé des quotas de CO2 en pensant que cela servirait à réduire les émissions de gaz. Aujourd’hui, on le constate : les plus riches achètent leurs quotas de CO2, autrement dit le droit de continuer à polluer. C’est un risque réel dont il convient de se prémunir. J’en reviens aux oeuvres d’art. On me dit que même celle à qui l’on accorde la plus grande valeur patrimoniale peut être achetée une fois mise sur le marché. Même la Joconde. Sauf que personne ne prendra le risque de mettre la Joconde sur le marché. Ne prenons pas le risque de mettre notre nature patrimoniale sur le marché, qu’elle s’appelle parc naturel de la Vanoise, ours, ou encore le Mont-Blanc. »
(*) Membre du groupe de travail chargé de rédiger le rapport sur l’approche économique de la biodiversité.
Propos recueillis par Marie-Noelle Bertrand